Lettre adressée au Ministre de la Santé publique, F. Vandenbroucke

Le 20 mars 2022

A l’attention de Monsieur Frank Vandenbroucke Ministre de la Santé publique

En copie : Monsieur David Clarinval, Ministre des Classes moyennes

Et Madame et Messieurs les ministres membres du Kern

 

Monsieur le ministre,

Par la présente, nous souhaitons soutenir le courrier que la Commission des psychologues vous a envoyé ce 11 mars 2022 à propos de la parution prochaine des arrêtés concernant les derniers articles à devoir entrer en vigueur dans le cadre de la loi sur la qualité des soins de santé de 2019. En effet, nos associations sont très soucieuses d’une utilisation du DPI qui ne porte pas préjudice aux droits fondamentaux des citoyens, patients et professionnels. Dans ce cadre, il nous semble qu’un certain nombre de précautions sont indispensables pour préserver l’accessibilité aux professionnels, qui fait partie de la qualité des soins, et permettre aux psychologues d’exercer leur métier en respectant la loi et leurs obligations en termes de déontologie.

La lettre de la Commission des psychologues démontre bien que la loi dite « qualité » est en contradiction possible avec d’autres législations et il s’agirait d’éviter des actions juridiques futures.

Nous vous demandons donc aussi d’exclure les professionnels de la santé mentale de l’usage du DPI, pour les raisons juridiques exposées par la Commission des psychologues, mais également parce qu’il est nécessaire de prendre en compte que la plupart des informations qui nous sont confiées ne sont pas des informations médicales. Si elles sont médicales, elles peuvent être transmises par le patient lui-même ou par le psychologue, par exemple à son médecin, par voie orale ou écrite. Ce médecin peut alors décider avec le patient si l’information est pertinente pour un traitement via le DPI.

Les données de santé mentale ne sont pas des données quantitatives et objectives

Les informations confiées à un psychologue ou à un autre professionnel de la santé mentale sont subjectives, extrêmement intimes et donc à haut risque d’être mal interprétées, stigmatisantes et discriminantes. Elles peuvent aussi être pertinentes à un moment, et ne plus l’être à un autre. Prendre le risque d’un partage trop facile de ce type de données est disproportionné et ne va pas dans le sens d’un soin et d’un accompagnement de qualité. Nous savons par exemple qu’un patient ayant un diagnostic psychiatrique sera moins bien soigné dans un service d’urgence somatique qu’un patient sans ce type de diagnostic. Ces informations doivent donc être protégées et le législateur a la responsabilité d’assurer cette protection, par exemple, en excluant ces informations de la numérisation via le DPI. Cette numérisation est trop dangereuse et inutile. Rappelons que le partage entre professionnels peut se faire par d’autres voies – les échanges personnels entre professionnels autour du patient, avec son accord et parfois en sa présence, participent d’ailleurs souvent à la qualité des soins.

Le cas spécifique des enfants (et des patients sous tutelle)

Par ailleurs, le fait d’exclure les professionnels de la santé mentale est nécessaire pour garantir l’accessibilité et la qualité des soins des moins de dix-huit ans. En effet, les parents, étant les gestionnaires du dossier numérisé de leurs enfants, auront un droit d’accès à leur dossier, donc aux informations encodées par un psychologue ou pédopsychiatre consulté. Dans ce cas, un adolescent de seize ans ne pourrait donc plus consulter sans que son/ses parent(s) ne soi (en) t au courant, et pourrait donc renoncer aux soins. En effet, comment un enfant peut-il parler des difficultés qu’il vit avec ses parents alors que ceux-ci ont accès à son dossier ? Comment parler de violences intrafamiliales, sexuelles, etc. ? Quid en cas de séparation litigieuse entre les parents ?

Mauvaise qualité des données et risques pour le patient

De plus, nous nous inquiétons de la qualité des données qui risqueraient d’être encodées concernant la vie psychique des citoyens qui consultent un psychologue ou un autre professionnel de santé mentale.

D’une part, une donnée liée au psychisme ou à un événement de vie n’est pas une donnée quantitative et ne peut donc pas être traitée comme telle. L’article 33 de la « Loi qualité » indique une série très élargie de données qui inclut des informations non objectives (objectifs de soin, motif du contacts, rapport de concertation, etc.) et celles-ci ne semblent pas pertinentes et utiles par rapport à l’objectif de qualité de soin poursuivi.

D’autre part, de nombreuses études scientifiques1 prouvent les importants biais d’encodage impliqués dans les outils de récoltes de données, ainsi que le peu de fiabilité scientifique pouvant être obtenue en récoltant et traitant des données subjectives comme des données quantitatives. Premièrement, l’orientation qui prévaut dans la conception d’un outil de récolte de données (le choix des données demandées, etc.) a une influence sur celui qui encode, en orientant le mode d’encodage des données, le processus de soins et la manière dont le patient va être considéré. Deuxièmement, on sait aussi que la subjectivité du thérapeute va influencer le contenu du dossier. Par exemple, tous les psychologues ne vont pas donner le même diagnostic au même patient. Ce n’est pas un problème quand le diagnostic est une hypothèse de travail pour le thérapeute. Cela s’avère par contre beaucoup plus problématique quand le diagnostic devient une donnée numérisée, potentiellement partagée, et pire, utilisée par un autre professionnel pour évaluer sa situation. Rappelons qu’en 2019, le Conseil Supérieur de la santé décourage les professionnels de poser des diagnostics en santé mentale pour ces mêmes raisons 2.

Les données risquent aussi d’être partielles. Comment encoder de manière correcte des données sans pouvoir anticiper l’interprétation qui en sera faite par d’autres professionnels, que le professionnel de santé mentale ne connait pas forcément, et à fortiori concernant des données liées à l’intimité psychique du patient ? De plus, le secret professionnel impose de ne pas partager toute information concernant des tiers – ces données devront être écartées par précaution de l’encodage qui sera de nouveau partiel et non pertinent pour d’autres professionnels qui y auraient accès.

Dès lors, les orientations de soins risquent de se prendre sur de mauvaises informations, déformées, partielles et différemment interprétables. Par précaution et pour préserver la qualité des soins apportés au patient, il est donc nécessaire d’exclure les données de santé mentale du DPI.

Nécessité de préserver le droit à l’anonymat

Le droit à consulter dans l’anonymat doit également rester possible, à nouveau pour des raisons d’accessibilité de soin et de confiance. Nous vous rappelons que le secret professionnel est un bien public qui vise notamment à garantir que tout citoyen puisse être soigné et entendu en toute sécurité. S’il n’a pas confiance dans la capacité du psychologue ou de son médecin à respecter son anonymat, il ne consultera pas.

En conclusion, la « loi sur la qualité », si elle n’est pas recalibrée, risque bien de porter atteinte à ce qu’elle prétend défendre : la qualité des soins. La notion de dossier bien tenu, qui nous est imposé par la loi sur le droit du patient de 2002, et un partage des informations entre professionnels – seulement et seulement celles qui sont utiles et avec le consentement du patient –, ne peuvent en aucun cas être réduits et remplacés par le DPI. L’avis de l’Autorité de Protection des Données (APD) souligne que le traitement à grande échelle des données personnelles les plus sensibles et intimes de patients vulnérables est disproportionné et injustifié dès lors qu’il s’agit de faciliter la coordination entre différents prestataires de soins de santé 3.

Dans la mesure où personne ne peut, pour respecter le RGPD, garantir la finalité de la récolte de données massives de santé qui est engendrée par le DPI (voir rapport de l’APD de 2019 4), il est nécessaire d’exclure au maximum toute donnée qui n’est pas – dans un registre de proportionnalité, strictement et de manière démontrable juridiquement –, contributive dans un partage de donnée à une amélioration de la prise en charge.

D’avance, nous vous remerçions pour l’attention que vous porterez à ce courrier. Nous restons bien sûr à votre disposition pour une rencontre.

Veuillez recevoir, Monsieur le ministre, l’expression de nos sentiments distingués,

Pour Appelpsy,
Hélène Coppens, Présidente

Voor Klipsy,
David Teetart, Voorzitter

 

 

1 Franz, D. J. (2022). “Are psychological attributes quantitative?” is not an empirical question: Conceptual confusions in the measurement debate. Theory & Psychology, 32, 131–
150. https://doi.org/10.1177/09593543211045340
– Michell, J. (2022). Denying Descartes and wary of Wittgenstein: Response to Franz. Theory & Psychology, 32, 151–157. https://doi.org/10.1177/09593543211046204

– Trendler, G. (2022). Is measurement in psychology an empirical or a conceptual issue? A comment on David Franz. Theory & Psychology, 32, 164–170. https://doi.org/10.1177/09593543211050025

2 20191021_css-9360_dsm_cp_vweb%20(1).pdf
3 https://www.gegevensbeschermingsautoriteit.be/publications/advies-nr.-122-2021.pdf , p. 15

4 Note sur le traitement de données provenant de dossiers de patients/DOS-2019-04611